Entretien avec Guillaume Canet
VOUS AVEZ ÉCRIT LE SCÉNARIO DE LUI DURANT LE PREMIER CONFINEMENT ET DANS DES CONDITIONS TRÈS PARTICULIÈRES.
J’étais en pleine préparation d’ASTÉRIX ET OBÉLIX – L’EMPIRE DU MILIEU, les décors étaient déjà en construction, l’équipe était sur le pont… Comme beaucoup, en cette mi-mars 2020, je me suis senti coupé dans mon élan. J’ai essayé de me concentrer sur le découpage du film mais très vite, j’ai arrêté. Plus de jus.
C’est quelques semaines plus tard que l’écriture de ce nouveau film s’est imposée. J’ai commencé à taper trois lettres sur mon ordinateur : L.U.I. À partir de là, matin après matin, je me suis surpris à écrire des scènes autour de ce personnage ; je les rédigeais d’un trait, sans véritable réflexion, sans logique, je n’avais aucune idée d’une quelconque construction narrative.
PENSIEZ-VOUS DÉJÀ À UN FILM ?
Pas du tout ; à une pièce de théâtre, peut-être.
À QUEL MOMENT VOUS ÊTES-VOUS DIT QUE C’EN ÉTAIT UN ?
À mi-parcours et après en avoir lu des passages à Marion (Cotillard). Elle trouvait le sujet intéressant et libérateur et a aussitôt fait le rapprochement avec La Maison d’hôte, un poème de Rumi, un auteur perse du XIIIème siècle. Le voici : « Cet être humain est une maison d’hôte/ Chaque matin, une nouvelle arrivée. Une joie, une déprime, une mesquinerie/ Un moment de peine qui arrive comme un visiteur inattendu/ Accueillez- les tous, même s’ils sont une foule de douleurs qui balaient violemment votre maison, la vide de ses meubles/ Quoiqu’il en soit, traitez toujours chaque invité honorablement/ Ils pourraient vous débarrasser et vous épurer pour une nouvelle joie/ Les pensées sombres, la honte, la méchanceté, allez à leur rencontre sur le pas de la porte en riant et invitez-les à rentrer/ Soyez reconnaissant de celui qui vient parce que chacun a été envoyé comme guide venu d’ailleurs. » C’était exactement ce que j’essayais de raconter.
VOUS ÉVOQUEZ CE MOMENT COMME SI VOUS VOUS ÉTIEZ SENTI SOUMIS À UN EXERCICE D’ÉCRITURE AUTOMATIQUE ; CET EXERCICE SI CHER AUX SURRÉALISTES…
Cela a sans doute à voir avec ma passion pour le cinéma de Bertrand Blier, à cette façon qu’il a d’écrire en toute liberté, en laissant la bride sur le cou à ses personnages qui apparaissent et disparaissent, souvent sans raison objective. Et cela correspondait, bien sûr, à mon état d’alors.
Je n’étais pas dépressif mais, comme la plupart d’entre nous, durant le premier confinement, je me suis obligé à un travail d’introspection. Et ce travail m’a fait mettre le doigt sur une pulsion qui m’handicapait et me boostait à la fois depuis toujours. C’était comme si une force inconnue me poussait à me noyer sans cesse dans le travail en m’interdisant de me poser, à ne voir que le négatif des choses en altérant mon humeur… Bref, comme si quelque chose en moi s’ingéniait à m’empêcher d’avancer.
D’OÙ CES DIALOGUES ENTRE LUI ET CET AUTRE QUI LE PERTURBE…
Exactement. Ces discussions entre un homme et son double ont vraiment été le début du texte. D’autres scènes ont suivi qui m’ont conduit à un décor. Je voyais une île et le mot me renvoyait aux pronoms « il » et « lui », à l’isolement. Je me représentais cet homme seul dans une maison à flanc de falaise, prêt à tomber et cette atmosphère dangereuse me plaisait. D’autres scènes sont venues encore s’agréger, d’autres personnages…
LUI, C’EST DONC VOUS ?
Il est sans doute mon film le plus personnel et comporte certains éléments que j’ai vécus ou ressentis mais ce n’est pas un film autobiographique. Je connais bien le connard qui arrive à un certain moment du récit. Comme le personnage, j’ai, moi aussi, vécu cette scène avec mon père (joué par Patrick Chesnais), parti de la maison quand j’avais dix ans et victime d’un infarctus derrière la porte quelques secondes plus tard. Comme le héros, j’ai grandi avec la conviction que j’avais été le déclencheur de sa maladie. Je me suis senti coupable. Et, comme lui, je me pose quotidiennement des questions sur ce que c’est qu’être un bon père, comment fait-on pour en être un ? On aimerait que nos enfants ne grandissent pas trop vite et, en même temps, on voudrait qu’ils mûrissent plus rapidement, on se sent démuni… Mais le film reste une fiction ; je ne suis ni fou ni bipolaire (j’ai envie de dire, pas plus que mon héros).
D’OÙ SONT NÉS LES PERSONNAGES DE CES DEUX FEMMES : L’ÉPOUSE, INTERPRÉTÉE PAR VIRGINIE EFIRA, ET L’AMANTE, INTERPRÉTÉE PAR LAËTITIA CASTA ?
Elles sont arrivées très vite dans l’écriture. De la même manière que le personnage principal se retrouve coincé avec ce double un peu malfaisant, je trouvais intéressant qu’il le soit aussi entre deux femmes : il a la cinquantaine et vit avec la même compagne depuis des années : comme beaucoup de gens de cet âge, il se pose des questions sur le rapport à l’autre, à la séduction et à la jalousie. Ça m’intriguait d’étudier les réactions des deux femmes à son égard et l’une vis à vis de l’autre. Elles ont deux points de vue différents sur lui et, en même temps, elles sont toutes les deux curieuses des raisons qui l’ont conduit à aller voir ailleurs.
VOUS NE LES CARICATUREZ JAMAIS… ?
Je voulais surtout tordre le rapport forcément sexualisé qu’on peut attendre d’un homme avec sa maîtresse, surtout lorsqu’elle apparaît aussi sexy au départ. On comprend tardivement que leur relation va bien au-delà – elle est plus tendre, plus sentimentale, plus psychologique. D’habitude, je ne filme jamais de scènes d’amour dans mes films – je n’aime pas trop ça… Là, ça prenait du sens.
C’EST SOUS LA PLUME DU PERSONNAGE MASCULIN QUE S’ÉLABORENT LES DIALOGUES AVEC CES DEUX FEMMES. C’EST AMUSANT CE RÔLE DE DÉMIURGE…
La construction du film permet cela : c’est une façon de faire dire à ces femmes – à elles et aux autres membres de la famille d’ailleurs – ce que le héros aimerait – ou n’aimerait pas – entendre. Elles peuvent s’exprimer de manière totalement cash. Elles parlent d’elles, bien sûr, mais aussi, mais surtout, de ses tares à lui, de ses défauts, de ce qu’elles lui reprochent et, par un procédé souterrain, de la façon dont cet autre, qui cohabite dans son corps, l’abîme.
IL Y A ÉNORMÉMENT DE RÉFÉRENCES PSYCHANALYTIQUES DANS LE FILM. L’ÎLE QUI RENVOIE À IL, LES RISQUES D’ÉBOULEMENT AUTOUR DE LA MAISON, IL NE FAUT PAS MONTER EN HAUT PARCE QUE C’EST DANGEREUX, LA PORTE FERMÉE, LE VOLET À RÉPARER…
On porte tous un bagage dont il faut se délester un jour. J’ai fait huit ans d’analyse, je ne renie pas cette influence. Est-ce ce premier confinement, les menaces climatiques et géopolitiques qui pèsent sur la planète ? J’ai ressenti, comme la plupart d’entre nous, le besoin de me réveiller, de m’interroger. Un réveil psychologique et salutaire. Alors, oui, le bruit à l’étage au-dessus dérange le héros ; oui, il y a cette pièce mystérieuse fermée à clé, et tous ces personnages qui viennent lui dire ce qu’il n’a pas envie d’entendre ; et qu’il entend mieux quand il est seul. Oui, ce sont des gimmicks psy. Qu’est-ce que tout cela veut dire ? Que c’est quelqu’un qui a peur des autres mais qui a d’abord peur de lui-même.
J’ai été très surpris par la réaction du public lors des avant-premières cet été : j’étais heureux de voir qu’ils se sont totalement identifiés au personnage. Eux aussi avaient vécu ce temps d’introspection durant le confinement et reconnaissaient ce connard ou cette connasse qui les empêchaient parfois d’avancer, les faisaient douter et dont il était bon de prendre conscience pour s’en libérer
IL Y A BEAUCOUP DE PASSAGES TRÈS DRÔLES, DES MOMENTS PARFOIS INCONGRUS. ILS SE COGNENT CONSTAMMENT À DES SÉQUENCES PLUS LYRIQUES, VOIRE CARRÉMENT INQUIÉTANTES.
C’est quelque chose que j’ai toujours aimé faire dans mon cinéma plus personnel. MON IDOLE ou ROCK’N ROLL appartiennent à cette veine ; ils ont cet humour décalé, cette mise en scène qui désarçonne. Cela me plaît d’aller dans une émotion, de lui tordre le cou et de partir totalement vers autre chose. Il y a d’ailleurs aussi dans LES PETITS MOUCHOIRS cette manière de passer du rire, à une émotion plus profonde.
LUI A ÉTÉ ÉCRIT EN TROIS SEMAINES, ET TOURNÉ EN QUATRE, AVEC UN TRÈS PETIT BUDGET.
Il y a longtemps que j’avais envie de réaliser un petit film, concis, synthétique, cash. La plupart de ceux que j’ai tournés récemment étaient des films plus chers et … très longs. LUI ne dure que 1h29, c’est presque la moitié des PETITS MOUCHOIRS ! J’ai toujours eu tendance à être un peu redondant, à appuyer le trait. Cette fois, je voulais quelque chose d’épuré. Mais par-dessus tout – et c’est sans doute ce qui m’a poussé à écrire et à tourner si rapidement – j’avais besoin d’avancer, de passer à autre chose, besoin d’une nouvelle vie. Cela bouillonnait à l’intérieur, je ne pouvais plus retenir ce que j’avais écrit ou ce serait devenu insupportable.
LUI – Synopsis : Un compositeur en mal d’inspiration, qui vient de quitter femme et enfants, pense trouver refuge dans une vieille maison à flanc de falaise, sur une île bretonne déserte. Dans ce lieu étrange et isolé, il ne va trouver qu’un piano désaccordé et des visiteurs bien décidés à ne pas le laisser en paix.